Histoire et diplomatie/Storia e diplomazia


Mémoire concernant les frontières de
France, Savoie, Piémont
pour servir d'instruction
tant pour le campement des armées que pour les faire manoeuvrer
(par de La Blottière)




- Annotations de H. Duhamel
- Campagnes de 170717081709171017111712
- Projet d'attaque et projet pour la défensive
- Explication (vallées, rivières, montagnes, habitants)
- Liste des villages, cols et hameaux





  Explication (vallées, rivières, montagnes, habitants)
( Cette page web est limitée à l'Escarton d'Oulx ou Haute Vallée de Suse
mais le mémoire correpond à toutes les Alpes dans le Dauphiné)

Lorsqu'on a une parfaite connaissance de ce pays raboteux ainsi qu'avait M. le Maréchal de Catinat, on en peut tirer de grands avantages pour la manœuvre des troupes qu'on fait faire à propos et pour cela, il faut connoistre tous les cols et passages. Je vais en donner une légende bien détaillée à laquelle il est bon de faire des remarques comme aussi sur les rivières et les principales montagnes.
Explication
De toutes les vallées, des rivières, des ruisseaux et de tous les cols et passages qui sont dans le Briançonnois et dans l'Embrunois comme aussi dans les vallées de Cézane, de Bardonnèche, d'Oulx, d'Exilles, de Chaumont, de Suze, de Pragelas, de Pérouze, de St-Martin, d'Angrogne, de Lucerne, de Barcelonnette, du Château-Dauphin, de Pô et de Mayre, les endroits où ces passages vont abboutir et le temps qu'il faut d'un pas réglé pour aller d'un lieu à un autre de ceux qui sont praticables pour le canon, pour les chevaux et pour les gens de pied.

La Novalaise en Piémont
Cette vallée a deux lieues de longueur à compter depuis Suze jusqu'au pied de la montagne du grand Montcenis. Nulles voitures roulantes ne peuvent passer par ce chemin, on les démonte et on les porte à dos de mulets environ deux lieues de distances, les litières se démontent aussi, c'est néanmoins la grande route de France pour aller en Piémont et en Italie.
De Suze pour aller à Bramant, vallée de Morienne, il faut sept heures. Le ruisseau qui passe dans la Novalaise se nomme Cinissel (Cenischia) qui sort du Mont-Cenis et se jette dans la Doire Suzine entre le couvent des capucins et la citadelle de Suze, et la Doire se joint au Pô, précisément à Turin.

Vallées de Chaumont, d'Oulx et d'Exilles en Piémont
Ces vallées ont trois lieues de longueur depuis Oulx jusqu'à un quart de lieue au delà de Chaumont où estoient les limittes des deux Estats avant que le Roy eut cédé ces vallées au roy de Sardaigne. La rivière qui passe au milieu est la Doire Suzine qui prend sa source au Montgenèvre. Le ruisseau de Galambre qui vient des montagnes de Saint-Colomban se jette dans la Doire proche Exilles, celuy de Claret (Clarea) autrement appelé Chauvion qui vient du lac de Montcenis y tombe aussi au-dessous de Chaumont.
Col du Petit Montcenis
mauvais pour les chevaux, on le nomme communément chemin des Faux-Sauniers, (nom donné aux individus faisant la contrebande du sel), il est au dessus de Jaillon, (Giaglione) des Ramas, d'Exilles et de Saint-Colomban; il va tomber à Bramant, vallée de Morienne, il se communique là avec le chemin du grand Montcenis. Il y a un petit sentier qui part de dessus le grand Montcenis qui tombe sur le petit aux granges de Savines où l'on peut passer à cheval. Les houssars de l'armée du roy de Sardaigne y passèrent en 1708 pour aller à Bramant joindre l'armée qui défila par le grand Montcenis, ils y passèrent aussi du canon de 12 livres de Balle mais il faut expliquer qu'il estoit fort léger et qu'il se démontoit en deux parties et chacune estoit portée par de forts mulets.
Les Vaudois autrement Barbets passèrent au petit Montcenis en 1689 venant de Suisse et de Genève au nombre de 400 hommes bien armés pour aller dans les vallées de Saint-Martin et de Luzerne; on vouloit s'opposer à leur passage, pour cet effet, M. le Marquis de Laray, officier général dans les troupes du Roy se retrancha à la têste du pont de Sallebertrand où il y avait des milices. Les Vaudois forcèrent le pont où M. de Laray fut dangereusement blessé au bras. Ils traversèrent ensuite la vallée de Pragelas et purent se poster dans celle de St-Martin. La plupart de ces Vaudois estoient sujets du roy qui avaient quitté la vallée de Pragelas et les environs au sujet de la Religion. On a toujours eu en pensée que ce fut le roy de Sardaigne qui les fit venir dans ses vallées (peu de temps après leur arrivée, le Roy y fut obligé de lui déclarer la guerre comme je l'expliquerai dans la suite ).
La montagne de Thouille, (Touilles) (actuellement Trou de Thuille sous la Cima Quattro Denti) au-dessus de Chaumont et d'Exilles, proche le petit Montcenis fut percé à la pointe du cizeau en 1526 sur la longueur de deux cents toises (j'en ai vu le marché), c'est un travail digne d'admiration, il est seul plus curieux que les sept merveilles prétendues du Dauphiné. Le canal dans le roc a quatre pieds de hauteur et deux de largeur par où on fait passer de l'eau qui sert pour arroser les terres de communautés de Chaumont et d'Exilles ainsi qu'il est représenté par le profil cy à costé. M. le Maréchal de Vauban que je suivais en Dauphiné en 1700, m'envoya examiner cet aqueduc souterrain pour savoir comme on avait pris l'air lorsqu'on fut fort avant dans la montagne et comme le passage est fort étroit, où en bien des endroits il faut se courber pour y passer, l'air n'auroit pu se rendre que sur 60 à 80 toises de longueur, pour le plus et il y en a 200 parce que les décombres ont tous été portés du même costé marqué B. J'ai estimé que l'eau qui filtre au travers des vaines du rocher qui tombe dans l'aqueduc donna de l'air et pour empescher que les lumières n'en fussent éteintes, on a fait de distance en distance des trous à costé du canal pour y mettre les lampes, et si on ne pouvoit avoir de l'air par le moyen des filtrations des eaux, il faut qu'on se soit servi de tuyeaux de cuir bouilli avec un soufflet de forgeron pour faire entrer l'air dans ce tuyeau et le faire par ce moyen arriver jusqu'au lieu où l'on travaillait, nous nous servons quelquefois de soufflets et de tuyeaux semblables dans les mines qu'on fait dans les places de guerre. (Cet aqueduc appelé Traforo della Touilles dans le pays a été construit de 1526 à 1533 par un seul homme, Colombano Romean de Chiomonte. Le 20 juillet 1879, la section de Suze, du Club Alpin Italien et les communes de Chiomonte et d'Exilles ont fait placer à l'ouverture du tunnel une inscription commémorative de cet intéressant ouvrage qui a transformé en une région fertile et peuplée, cette contrée jadis stérile et déserte )

Vallée de Bardonnèche en Piémont
Elle a trois lieues de longueur depuis le pied de la montagne au col de l'Echelle jusqu'à Oulx. La rivière qui arrose cette vallée se nomme Bardonnèche ; elle se jette dans la Doire proche l'abaye d'Oulx, elle est formée par trois gros ruisseaux qui se joignent au-dessous du Bourg de Bardonnèche. L'un vient du Montabord (Mont-Thabor, 3,182 mètres). L'autre au col de la Roue. Et le troisième des cols d'Estiaches (col d'Eusèbe, 2,187 mètres) et de Vallefroide
Col de Séguret (col Sommeiller, 2,962 mètres) ou
Les Embins
(col di Galambra, 3,150 mètres )
au-dessus de Savoulx, mauvais pour les gens de pied à cause des glaciers qu'on y trouve où il y a des abîmes, cependant les habitants d'Oulx et de Savoulx passent par ce mauvais chemin où ils font passer aussi des troupeaux de moutons qu'ils vont acheter ou vendre à Bramant en Savoye. Il y a sur ces glaciers des bouquetins qui est un animal de la figure d'un gros bouc qui a le sang extraordinairement chaud, il est salutaire pour les pleurésies. De Savoulx pour aller à Bramant il faut 7 heures, Lorsqu'on est aux Embins où sont les glaciers au lieu d'aller à Bramant on peut aller à Exilles par la montagne de Seguret et de Saint-Colomban, ce chemin n'est pas bon mais on peut y passer. Il est même de conséquence en temps de guerre, l'infanterie pouvant y passer au cas de besoin mais sans aucune monture.
Col d'Estiache ou de Rochemolle
au dessus du gros village de Rochemolle, mauvais pour les chevaux va à Bramant vallée de Morienne. On peut aussi d'Oulx aller au col d'Estiache (col d'Etiache 2.787 mètres) à cheval passant à Savoulx et au col de Valfroide. De Bardonnèche pour aller au village de Rochemolle une heure. De Rochemolle à Bramant 7 heures. Soixante hommes peuvent garder le col d'Estiache.
Col de Pelouze (2798 m.)
au-dessus de Rochemolle mauvais pour les gens de pied, il va à Villars Ondin, vallée de Morienne. De Rochemolle à Villars Ondin 6 heures. Trente hommes peuvent garder ce chemin.
Col de Frejus (2542 m.)
au dessus de Bardonnèche mauvais pour les chevaux va à Modane, vallée de Morienne. De Bardonnèche à Modane 6 heures.
Col de la Roue (2552 m.)
au-dessus de Bardonnèche, très praticable pour les chevaux, c'est le grand chemin des vallées de Bardonnèche, d'Oulx et de Cézanne, pour aller en Savoye il va tomber à Modane passant à Notre-Dame du Charmel qui est une grande dévotion de cette contrée.
De Bardonnèche à Modane 6 heures c'est par ce col où l'année du roy de Sardaigne passa au mois d'Aoust 1708 venant de Saint-Jean-de-Morienne pour aller du costé de Briançon, elle passa aussi au col de l'Echelle duquel je parleray. Il y avait environ 400 hommes de troupes réglées sur le col de la Roue et sur ceux de Fréjus et de la Saume pour s'opposer au passage de l'armée ennemie. Ils n'estoient point retranchés, ils y furent bientôt forcés quand même ils auroient été retranchés. Ce détachement étoit partagé en trois corps n'étoit pas assez considérable pour s'oposer à une grande armée.
Col la Saume ou Valestroit (col de Val-Etroite, 2,441 mètres)
au-dessus du Melezet proche celui de la Roue au pied du Montabord (Mont-Thabor 3,182 mètres) la plus haute montagne des Alpes. Le chemin va à Modane et se joint avec celui du col de la Roue au-dessus de Notre-Dame du Charmel, il est praticable pour les chevaux. Du Melezet pour aller à Notre Dame de Charmel 5 heures. De Notre-Dame de Charmel à Modane une heure.
Col d'Astures (col de Thures 2,201 mètres)
bon pour les chevaux au dessus du Melezet, va à Nevache vallée des Près passant aux granges de Valestroit et à celles d'Astures. Du Melezet à Nevache ... heures.
Col de Lechelle (col de l'Echelle, 1,790 mètres)
à cheval au-dessus du Melezet va tomber à Plampinet vallée des Près et de là à Briançon. Du Melezet à Briançon dans 5 heures. Tous les habitants de la vallée de Bardonnèche tiennent ce chemin pour aller à Briançon. L'armée ennemie y passa aussi en 1708. Il faut 100 hommes pour garder les cols d'Estures et de l'Echelle, ce dernier se peut rompre du côté du Me1ezet et le rendre impraticable.
Col de La Mulotière (col de la Chaux-d'Acles, 2,213 mètres)
à cheval au dessus du Melezet et va tomber aux granges des Acles; de ces granges on peut aller en quatre endroits; savoir: au Melezet, à Plampinet suivant le ruisseau, à Oulx, à Désertes par le col des Acles (col de Désertes, 2,567 mètres) et au Mont-Genèvre par le col de Frère mineur, (col des trois Frères Mineurs ou col des Baysses, 2,580 mètres) ce dernier passage est de conséquence en temps de guerre et peu de gens le connaisse étant peu fréquenté, il est néanmoins bien ouvert et très praticable pour les chevaux.
Col de Beaulard (Pas della Mulatierra, 2,415 mètres)
au-dessus du village de ce nom praticable, pour les chevaux va à Oulx et à Désertes.
Entre le col de Beaulard et le village rocher ou de Pierre Ménaud, c'est un terrain bien avantageux pour camper une année, il y a des pâturages, du bois et de l'eau, on voit de cet endroit les vallées d'Exilles de Bardonnèche et de Cézanne, il n'y a point de positions dans les montagnes plus avantageuse et plus gracieuse.

Vallée de Cézanne en Piémont
Elle a cinq lieues de longueur à compter depuis Fenils jusqu'aux limites de la vallée de Saint-Martin. La rivière qui arrose cette vallée depuis Cézanne en bas se nomme Doire Suzine (Dora-Riparia) de laquelle j'ai déjà parlé et celle depuis Cézanne jusqu'aux limites de la vallée de Saint Martin qui se jette dans la Doire à Cézanne se nomme la Ripe. (Ripa)
Col des Acles (col de Désertes, 2567 mètres)
à pied au-dessus de Désertes va à Plampinet, vallée des Prés passant aux granges des Acles. De Désertes à Plampinet 4 heures. Ce passage se peut rompre et le rendre impraticable.
Col du Chaberton ou Valon Charnier ou (du Charnier ou du Carrier, 2.611 m.)
où l'on peut faire passer des chevaux avec précaution, il est au-dessus de Désertes et de Fenils et va tomber sur le Montgenèvre proche le village des Clavières, c'est le passage le plus élevé des Alpes. On dit dans le pays que ce chemin étoit autrefois très fréquenté avant que celui de Clavières à Cézanne fut fait ce qui n'est pas croyable, puisque le col de la Coche duquel je parlerai est beaucoup meilleur. Comme le passage de Chaberton domine sur tous les autres, il peut estre de grande utilité en temps de guerre pour tomber à Oulx en suivant une creste de montagne qui se termine à Pierremenaud, petit hameau à la portée de la carabine d'Oulx, quarante hommes peuvent garder le col de Chaberton. Enfin ce passage est si élevé qu'il y gèle pendant les nuits de la canicule. Anciennement il y a eu une action sur cette montagne, les Français contre les Espagnols, les premiers eurent l'avantage et c'est depuis ce temps là qu'on le nomme vallon Charnier.
Col du Montgenèvre (1,854 mètres)
C'est le grand chemin de Cézanne à Briançon et de tout le Piémont, où l'on a souvent fait passer des armées et du canon de batterie avec la précaution de le monter avec des cabestans et le descendre sur des traineaux; les habitants de Montgenèvre et de Cézanne savent à merveille faire cette manoeuvre; la rude descente n'a pas 100 toises de longueur qui est depuis la chapelle de Saint-Gervais jusqu'au petit pont de bois qui traverse le ruisseau, et c'est seulement dans cette espace où l'on se sert de cabestans et partout ailleurs l'artillerie est trainée par des boeufs.
En l'année 1700 il y eut un cocher assez adroit pour monter son carosse de Cézanne aux Clavières attelé de deux chevaux avec le secours de quelques paysants qui poussaient les roues et les soutenoient de temps à autre pour laisser reposer les chevaux. Cela fut regardé comme un cas si particulier que les habitants de Clavières ont écrit en lettres incrustées à la muraille de la chapelle de St-Gervais. Un charretier d'artillerie ayant su qu'un carosse avait passé le Montgenèvre sans le démonter descendit sa charette en 1701 attelée du cheval limonnier. L'usage ordinaire est de démonter toutes les voitures roulantes qu'on porte à dos de mulets ainsi qu'on fait au grand Montcenis duquel j'ai parlé ou qu'on traîne sur des ramasses.
Ces ramasses servent aussi à trainer les passants lorsqu'il y a de la neige ; et quand il n'y en a point bien des personnes se font porter sur une chaise de paille avec des bras où sont attachées deux longues barres que deux hommes mettent sur leurs épaules et vont comme des chamois. Les meilleurs porteurs du royaume sont ceux du grand Montcenis, lorsqu'ils vont à Lyon pendant les hivers pour y servir de porteurs de chaise on leur donne un quart de plus qu'aux autres. Les ramasses sont ordinairement trainées par des femmes, il y en a deux à chaque ramasse, l'une se met au brancard et l'autre derrière pour pousser ou pour retenir, il arrive souvent que les descentes sont presque à plomb et qu'il ne seroit pas possible de retenir la ramasse, on se sert alors d'un anneau de corde assez grosse qu'on met dans une des branches appuyées sur la neige cela sert d'enrayure. C'est une voiture qui coûte peu; je me suis souvent fait ramasser une grande lieue pour 16 sols. On n'a pas l'usage des ramasses dans les Pyrénées ni même des raquettes desquelles je parlerai.
Col de la Coche (au sud du col du Montgenèvre)
où l'on pourroit aussi faire passer du canon, il est proche celuy du Montgenèvre, ces deux chemins se joignent aux Clavières et à Cézanne. De Cézanne aux Clavières, 2 heures. Ce fut par ce chemin et celui du Mont-Genèvre que M. le Maréchal de Villars fit passer son armée en 1708 pour attaquer les ennemys dans Cézanne.
Col de Cestrières (col di Sestrières 2021 mètres).
C'est le grand chemin pour aller dans la vallée de Pragelas à Fenestrelles, à la Pérouze et à Pignerol il est praticable pour le canon. Toute l'artillerie de l'évacuation de Pignerol a passé au col de Cestrières sans la démonter et les armées y ont souvent passé et campé. De Cézanne au village de Cestrières qui est le premier lieu de la vallée de Pragelas 2 heures 1/2.
Col des Planes (col Clapis, 2,829 mètres)
à pied au-dessus du village des Planes va dans la vallée de Pragelas  passant au village de la Tronchée. Des Planes à la Tronchée 3 heures. A 100 toises au-dessus du village des Planes, les Français firent une redoute en 1707 pour empêcher les partis ennemis de pénétrer dans la vallée, on en fit aussi une en vue de celle-là, et à la chute des cols de Coste1ongue (col della Longia, 2,612 mètres) et de la Maye (col la Mayt, 2,800 mètres) pour le même sujet. Il est à remarquer que pour la manœuvre des troupes il y a un petit chemin praticable pour les chevaux, qui commence au village des Planes et va se rendre sur les montagnes de Cestrières proche la croix, en se soutenant toujours sur les hauteurs. On en avertit le roy de Sardaigne en 1708, lorsque son armée estoit campée à Saint Sicaire, (San Sicario), en l'assurant que l'armée que M. le Maréchal de Villars pouvait l'aller attaquer dans son camp, passant par ce chemin après avoir passé la vallée de Queyras et le col de la Mayt (colla Mayt); cela se pouvait faire, ce qui engagea le roy de Sardaigne d'y aller pour le connoistre et dans le temps que faisoit cette journée étoit le 11 Aoûst, M. le Maréchal de Villars fit attaquer Cézanne ainsi qu'il a été dit.

Les Montagnes
Les plus remarquables et les plus hautes des Alpes qui sont figurées sur la carte auquel ce mémoire a rapport sont:
Montagne de Malavalle (Chaîne de la Meije, 3.987 mètres)
vis-à-vis les villages de la Grave et de Villars d'Arayne, sur lesquelles il y a beaucoup de glaciers.
Montagne de Lallefroide (Le Pelvoux, 3,954 mètres),
au-dessus de Vallouise.
Montagne de Montabord (Mont Thabord, 3,177 mètres)
au-dessus de la vallée de Bardonnèche frontière de Savoye et de Dauphiné.
Montagne de Séguret ou Les Embins (Massif d'Ambin, 3,377 mètres)
au-dessus d'Oulx, frontière de Savoye. Il y a dans cette montagne des mines de plomb et de cuivre; on y trouve aussi des mines d'or et d'argent mais si peu abondantes que la dépense excède beaucoup le produit. Il en est de même dans toutes les montagnes des Alpes et des Pyrennées que j'ai parcourues et bien détaillées puisque j'en ai levé les cartes. La Cour a tenu pendant plusieurs années un homme entendu en métaux (dans les Pyrennées) pour voir si on ne trouveroit point quelques mines d'or ou d'argent assez abondantes pour y faire travailler: on a fait de la dépense pour les découvrir et je pense qu'il en sera de même de celle d'Allevard à 2 lieues au dessus de Barraux, où M. de Beyne, Lieutenant du Roy de cette place fait travailler par ordre de la Cour. Durant les dernières campagnes en Dauphiné, M. le Marquis de Broglio a fait faire diverses épreuves sur ces métaux, je lui ai vu des lingots d'or et d'argent qu'on avoit tirés des montagnes de Malavalle et des Embins, et calcul fait, la dépense excédoit de beaucoup le produit; il est donc inutile de faire des recherches et des dépenses pour ces précieux métaux; quant aux mines de fer, de plomb et de cuivre, on en peut trouver de très abondantes.
Montagne de Rochemelon (3,537 mètres)
au-dessus de Suze en Piémont.
Montagne de Teste la Méandre (Mont Albergian, 3,040 mètres)
au-dessus du fort de Fenestrelles, frontière de la vallée de St-Martin.
Montagne de Chaberton (3,135 mètres)
au-dessus du Montgenèvre.
Le Montvizo (Mont-Viso 3,843 mètres)
au-dessus de la vallée de Queyras, de la vallée de Pô de la frontière de France et de Piémont.
Toutes ces montagnes, sont si élevées qu'il y a de la neige et de la glace en tout temps. Il arrive souvent qu'il pleut dans les vallées et qu'il y gresle, que le soleil éclaire le sommet de ces hautes montagnes où il se trouve des Bouquetins, animal dont j'ai déjà parlé et sur celle où il n'y a point de neige pendant la belle saison il y a des chamois et des marmottes. Les chamois sont des chèvres sauvages qui vont ordinairement par troupes et lorsqu'ils pâturent, il y en a toujours un qui est en vedette pour découvrir de loin et dès qu'il aperçoit du monde il donne le signal à ses camarades en sifflant à peu près comme fait un homme. Alors toute la bande se tient alerte et se met à courir d'une grande vitesse par des précipices épouvantables. Les marmottes qui sont de la figure d'un gros chat sifflent aussi mais beaucoup moins fort que les chamois; elles sont en coutume de dormir pendant six mois de suite et lorsqu'elles doivent s'enfermer dans leurs clapiers à peu près semblables à ceux des lapins, ils ont l'instinct de rester 8 ou 10 jours sans manger afin de se bien vider le corps. Tout ce que je rapporte de ces animaux est un fait constant l'ayant vu plusieurs fois. Il m'est arrivé de faire déterrer des marmottes à la fin du mois d'octobre, j'en trouvois trois dans le même trou qui estoient si endormis que je ne pus les éveiller en les jetant par terre, je les ai mis ensuite auprès du feu et après y avoir resté une demi heure, elles s'éveillèrent toutes les trois et marchèrent.
On trouve aussi dans ces montagnes des ours, des loups cerviers, des faisans semblables aux coqs de bruyères, des grosses aigles, des ducs qui sont des chats huants gros comme des dindes, des perdrix blanches qu'on nomme jalabres et des lièvres qui sont blancs en hiver et gris pendant l'été. Les perdrix jalabres sont aussi plus blanches en hiver qu'elles ne sont en été.
Il y a dans les vallées des perdrix rouges qu'on appelle Bartavelles, aussi grosses que des gélinottes qui ont un goût exquis, ce sont les meilleures perdrix du Royaume. Il y a aussi des perdrix rouges et grises communes, des lièvres qui ne sont point blancs et d'excellentes truites dans toutes les rivières et les ruisseaux.

Les habitants de cette contrée sont sobres et laborieux, comme ils ne peuvent être occupés dans leurs montagnes que pendant six mois de la belle saison à cause de la neige qui couvre la surface de la terre pendant les six autres mois, ils s'en vont dans tout le royaume travailler de leur métier. Il n'y a que les vieillards, les femmes et les enfants qui restent dans les villages, et lorsque la terre commence à se découvrir, ils reviennent dans leurs maisons. Ils suivent à peu près la règle des hirondelles que nous voyons partir et arriver chaque année. Ces habitants épargnent les vivres dans leurs familles pendant leur absence et apportent l'argent pour payer la taille et pour leurs besoins, cela fait qu'il y a peu de pauvres qui demandent l'aumône. Il est vrai qu'ils font peu de dépense et se contentent de peu pour leur nourriture. Ils sont en coutume de faire cuire du pain pour un an, et pour empêcher qu'il ne moisisse, on y met beaucoup de levain. Ils mangent beaucoup de laitage et quelque peu de viande salée de brebis et de chèvre. Ils poussent l'économie si loin qu'ils se tiennent tout l'hiver dans des écuries avec les bestiaux afin d'épargner le bois et ne font du feu que pour faire de la soupe, où il n'y a pas grand façon. Tout ce peuple sait lire et écrire, il y a dans chaque communauté un maître d'école pour les six mois d'hiver, que chacun paye a proportion du bien fond qu'il a. Il est permis aux pauvres comme aux riches d'y aller étudier.
Il y a plusieurs paysans de ce pays qui font fortune dans le commerce ; j'en ai vu en Espagne et en Italie qui estoient fort à leur aise, qui presque tous ont commencé par porter la balle sur leur dos, après quoi ils ont eu un cheval pour porter les marchandises, ensuite ils ont levé une petite boutique et après un magasin. J'ai remarqué que presque tous ces habitants qui ont gagné du bien chez les étrangers ou dans les provinces du royaume viennent se marier dans leur pays où ils achètent une maison et quelque fond de terre pour y passer le reste de leurs jours. Je leur ai ouy dire qu'il n'y avait que le profit qui les obligeroit à quitter leurs montagnes où ils jouissent toujours d'une grande liberté et d'une parfaite santé; il n'y a pas un gentilhomme ni aucun seigneur dans tout le Briançonnais, les habitants sont eux mêmes les seigneurs de paroisse. Le climat y estant extrêmement froid l'air y est très purifié et rarement on y voit des maladies. On y vit longtemps et j'ai vu plusieurs vieillards qui passoient cent ans. Ces montagnards sont assez bons soldats, résistant à la fatigue. Les plus valeureux sont ceux qui habitent au-delà du Montgenèvre et particulièrement dans les vallées de Saint-Martin et de Luzerne qui sont les Barbets autrement appelés Vaudois.

Le pays est abondant en fourrages, et cela fait qu'on y nourrit beaucoup de bestiaux, particulièrement des moutons et des brebis. Il produit aussi du blé, orge et avoine, peu de fruit et très peu de vin. Les terres sont fertiles, une mesure de seigle en donne année commune 17 ou 18; le froment de 12 à 14 et les autres grains à proportion; mais cela n'arrive que dans la vallée où est le bon fond. La production n'est pas si abondante dans les hautes montagnes sur lesquelles on est obligé de semer les blés à la fin de juillet et on ne les moissonne qu'au mois de septembre de l'année suivante. Souvent il arrive qu'ils sont très verts et qu'on est obligé pour les dépiquer de les mettre dans le four ou au soleil, et quelquefois aussi la neige tombe dessus ces grains qu'on ne peut moissonner que l'année suivante, mais on ne peut en faire aucun bon usage. Les terres sont légères et faciles à cultiver, on les fume et on les arrose comme on fait ailleurs des jardins potagers par le moyen de canaux d'où on fait dériver l'eau par plusieurs petites rigoles. Chaque particulier arrose ses terres avec ordre, c'est à dire que chacun doit avoir l'eau du canal par tour, celui qui a beaucoup de terre l'aura quelquefois pour trois ou quatre heures et les autres à proportion de leur bien; les heures de la nuit sont comptées comme celles du jour pour les arrosages. Le pays étant abondant en neige, les lavanches y sont très fréquentes (voici comment cela arrive). Lorsqu'il fait un vent de midi qui rend le temps doux, la neige qui se trouve sur de grandes pentes et qui n'est point soutenue par des rochers ou des arbres coule avec tant de violence que l'air en est si pressé à cause du grand volume, que les plus gros arbres sont renversés à plus de 30 toises avant que la lavanche y arrive; on a aussi vu emporter des villages entiers. Les habitants ont de grandes attentions à prévenir ces accidents en construisant leurs maisons à couvert de quelque rocher ou au pied des montagnes sur lesquelles il y a beaucoup d'arbres; lorsqu'ils ne trouvent point ces commodités et qu'ils sont obligés de bâtir dans des endroits exposés à cause de la convenance pour la culture des terres, ils font au-dessus du village une figure de demi-lune avec de grosses pierres solidement établies, l'angle flanqué tourné du côté de la montagne, formant un avant-bec de pont qui sert à briser les glaces et cette figure de demi-lune partage la lavange qui coule de chaque côté des faces, et par ce moyen s'éloigne du village, cela ne se pratique que dans peu d'endroits et je n'en ai vu que dans deux, savoir: au dessus du Puy de Fenestrelles, vallée de Pragelas, et au-dessus d'Ayguilles, vallée de Queyras; on aime mieux se mettre à couvert des rochers ou des arbres, la sûreté en est plus grande. Ces lavanches endommagent aussi beaucoup les canaux qui servent à porter les eaux pour l'arrosage. Il y en a qui ont deux lieues de longueur qu'on est obligé de faire passer par des précipices, particulièrement dans la vallée de Barcelonnette et dans celle de Queyras. Lorsqu'il est question de réparer le dommage, chacun y contribue à proportion des terres qu'il arrose dudit canal.
Il y a une espèce d'arbres dans les alpes qu'on nomme Mélèze, je n'en ai point vu dans les Pyrennées, de cette nature; le Mélèze ressemble au sapin avec lequel on ne peut guère le distinguer que pendant l'hiver lorsqu'il n'a plus de feuilles, c'est un très beau bois d'une couleur rougeâtre, meilleur que le sapin, il y a de ces arbres qui ont 18 toises de hauteur, droits comme des cierges. La manne s'attache sur les feuilles du mélèze, on en ramasse beaucoup dans la vallée de Queyras en observant de la prendre avant le lever du soleil; elle n'a pas tant de vertu que celle de Calabre; il en faut une double dose pour qu'elle fasse son effet, c'est celle de Queyras qu'on appelle manne de Briançon.



Transcription P. Surdon et C. Rochas