Histoire et diplomatie


La culture du Manse

Stéphane Simiand
http://www.alpinoc.com/

Ne nous y trompons pas, le Queyras reste un territoire fabuleux, une terre pas plus "corrompue" qu'ailleurs qui, grâce à son parc naturel régional et des tas d'organismes compétents, continue d'oeuvrer au bien être de ses habitants. Pourtant, d'un point de vue purement culturel, malgré les beaux discours, le Queyras contemporain est-il digne de son histoire, de sa culture originelle ? Savoir si la société actuelle basée sur la seule économie du tourisme peut encore assurer à sa population, une "réalité" sociale et culturelle.

Que le lecteur supposé de ces lignes se rassure, ne pas connaître le Queyras n'empêche pas la compréhension de ces phénomènes. Au contraire, l'étude du microcosme queyrassin est intéressante pour analyser la société toute entière ou au moins d'autres territoires similaires (zones touristiques, zones rurales, parcs régionaux, montagnes...). Tel un bon ethnologue adepte de la méthode comparative, j'essayerai parfois de comparer le Queyras avec des altérités pour étoffer mes propos...

Cette étude culturelle du Queyras ne sera pas un ressucé de guide touristique mais un résumé critique visant à rétablir la réalité historique. Je n'ai pas inventé tout çà tout seul, les Editions Transhumances de Val des Prés (05) sont un riche vivier de sources à ce sujet.


Au commencement étaient les Escartons (la culture du manse) :
Escartons, le mot est désormais partout, light-motif d'un grand Grand Briançonnais qui devrait d'ici peu se décliner en croquettes, casquettes, bières, fromages et autres résidences...

Pour qui ne connaît pas les Escartons, on évoquera bien vite une République du Moyen-Âge où tous étaient frères, présidés démocratiquement par de bons Consuls (les ancêtres des maires). On imagine les montagnards d'ici ayant déjà décapité leur noblesse, fiers Gaulois républicains attablés à de somptueux banquets, libres et solidaires...

Qu'on se le dise une fois pour toute : les Escartons n'ont jamais été une république. C'était une charte de privilèges qui a certes permis à tous les habitants de ces montagnes d'avoir un statut face au souverain (célèbre statut de franc-bourgeois entre roture et noblesse) mais qui a surtout permis l'autogestion d'une oligarchie de marchands. A leur disparition (1713 et 1789), il semble bien que les Escartons n'aient pas fait trop de regrets et leur "médiatisation" ne se fera que beaucoup plus tard...

S'il fallait retenir une idée, c'est plutôt celle du MANSE (ou " tenure quartier " pour le Queyras), finage d'une terre apparu sous les Carolingiens, qui permettra ici à une communauté (village, quartier...) d'obtenir le statut de franc-bourgeois pour le groupe (l'individu est ici indissociable de son groupe). L'entraide n'est donc pas tant dictée par la philanthropie (ou même par les difficultés géographiques) que par la nécessité de réunir des fonds communs pour acheter et conserver les privilèges...

Apparaissent alors des personnages emblématiques qui, du simple PARIER (propriétaire d'un pré) au MANSIER (ou procureur pour le Queyras), forgeront une réelle "démocratie participative" où tous les individus sont sur le même plan social. Les différences de classes existent, les luttes de pouvoir pour les élections de consuls, les querelles de religion, de voisinages, sont légions.

Cependant, l'individu n'est pas marginalisé. Chaque responsable de famille devient SYNDIC suivant un tour de rôle pour la gestion d'une parerie (terres arrosables) ou du manse. Il n'y a pas de hiérarchie, le syndic parier est socialement égal au syndic mansier, au syndic consul, au syndic grand consul... A la signature de la charte en 1343, différents syndics sont ainsi présents et le terme escarton, simple mot de gestion, peut aussi bien désigner un manse (comme l'escarton de Puy-Saint-Pierre), qu'un ensemble de manses (comme le Val Cluson) ou que le Grand Escarton tout entier.

Mieux que le suffrage universel, ce système social génial assure une relative équité où une "minorité majoritaire" ne peut jamais imposer sa volonté aux autres.

Ce mode de la CULTURE DU MANSE (l'expression a peut-être été déjà utilisée par d'autres ?) était là avant les Escartons et il survivra longtemps après. La charte des privilèges n'a fait qu'entériner ce système social exemplaire.

La réalité de ces faits était tangible de deux manières :

- La gestion "physique" du manse (arrosage, affouage et gestion des troupeaux...).

- Identification de son groupe par la langue natale qui se diversifie volontairement de celle du voisin (en particulier dans le Queyras) mais reste bien de l'Occitan.

Ce qui anéantira l'esprit communautaire et le lien culturel de ces montagnes, ce n'est pas la disparition des escartons, ce n'est pas la révolution industrielle du XIXe siècle, ce ne sont pas les deux guerres mondiales ou autres fatalités climatiques et épidémiologiques, ce n'est pas la télévision, ce n'est pas le tourisme... C'est ce phénomène inexplicable qui a amené un jour quelqu'un a arrêté la condition qui l'unissait au groupe du manse originel : arrêter d'avoir des bêtes, d'arroser son pré, d'être paysan... Arrêter d'enseigner la langue du manse à ses enfants. C'est quand une minorité antagoniste arrive à imposer sa censure aux autres individus.

L'union communautaire et culturelle (donc la langue) n'aurait pas été brisée si 50% de la population avait conservé la culture du manse. Il s'agit bien d'un "mode de vie" qui n'a rien à voir avec la simple exploitation agricole familiale ou le regroupement d'intérêt visant uniquement à valoriser la rentabilité agricole. Rien n'empêche d'avoir sa vache et ses poules en plus de toute autre activité (et même de pouvoir partir en vacances !) pour celui qui est l'héritier d'un tel système. La culture du manse existe si elle s'inscrit dans une continuité, si au moins 50% de la population du groupe se retrouve régulièrement (en moyenne une fois par semaine) pour la gestion commune "physique" de son territoire, si l'activité agricole est présente au sein de "l'habitat regroupé" du manse. Pour l'ensemble du Queyras (et peut-être pour tous les escartons et vallées occitanes alpines ?), on peut peut-être dater la fin de ce système vers 1985 (la langue n'est déjà quasiment plus utilisée). Certes des villages entiers avaient déjà disparus et des individus isolés continuent vaï que vaï, mais je parle bien du système social qui unissait le groupe originel du manse et que j'ai encore connu personnellement pour les villages de la vallée d'Arvieux.

On voit donc que le phénomène est récent, ce qui explique peut-être le silence qui entoure cette question. La communauté paysanne s'inscrit ici fortement dans une histoire locale originale, dans la réalité culturelle et sacrée d'un territoire. Ce système "traditionnel" était tellement abouti qu'il n'a quasiment pas évolué depuis le Moyen-Age à la grande joie des Anthropologues.

Cette disparition de communautés de paysans alpins serait-elle comparable aux problèmes des actuelles communautés paysannes du tiers-monde victimes de la mondialisation ? Quoiqu'il en soit, l'étude savante et la promotion touristique faite autour de cette société traditionnelle alpine, de ses "objets visibles" (maisons, meubles, symboles...), n'a pu empêcher la décadence de tout un système. Pire, cette médiatisation l'a peut-être occultée...

Si décadence il y eut, il faut en chercher les prémices. L'histoire locale rejoint-elle ici celle de toute l'Occitanie ?

La crise culturelle des années 1870 :
Rarement évoquée comme crise, cette période historique va voir la longue mise en place de structures mentales qui vont peu à peu saper la culture du manse :

On peut y distinguer quatre phénomènes :

1 - La mise en place de frontières étanches qui stoppent le commerce et induisent la migration définitive.

2 - La disparition de la prise en charge de l'éducation par les communautés.

3 - Le retour triomphal du migrant, l'arrivée des premiers visiteurs et la mauvaise interprétation du travail des premiers anthropologues.

4 - Le rôle réactionnaire de certaines femmes après 14-18.

 

1 - La création de la route des gorges du Guil (1855), suivie par celle du col d'Izoard, est présentée comme une aubaine pour le désenclavement des populations locales. En fait, c'est une rocade militaire visant à relier les forts de la Haute Ubaye à ceux de Briançon en passant au plus près de la frontière italienne. On décrit souvent la première dissolution des escartons en 1713 comme un choc économique et culturel. Il faut savoir que guerres de religions et transactions d'états n'ont pu venir à bout de la culture du manse. Jusqu'en 1855, pour une population occitanophone et piétonne, la principale voie d'accès du Queyras reste le chemin muletier du col Lacroix à 2 300 m d'altitude. Soutenu par tous les cols "frontaliers" (Thures, Saint-Martin, Traversette, Agnel, Saint-Véran), ces passages constituent le lien commercial et culturel prédominant grâce aux fameuses "transhumances inverses" vers le Piémont. Briser cet état de fait par l'étanchéité de frontières que personnes ne respectaient, c'est tuer l'économie de la région. Toute l'intelligentsia que compte le Queyras (notaires, juges, usuriers, gros commerçants...) doit désormais poursuivre ses affaires ailleurs. C'est le départ vers les grandes villes ou les destinations lointaines comme l'Amérique du Sud. Les plus optimistes voient là une adaptation de la légendaire mobilité mercantile alpine, celle des marchands saisonniers. D'autres plus réalistes comme le père Fournier de Ceillac mettent en garde les jeunes gens contre le leurre d'une vie facile en ville. Même les anciens consuls des escartons, se méfiaient déjà de l'émigration définitive. Le pays se vide alors de ses forces vives mais la culture du manse survit toujours grâce aux "indigents" qui n'ont d'autre choix que de rester sur place.

 
2 - La période est aussi celle de la disparition du désormais légendaire maître d'école ambulant, avec ses plumes au chapeau. Nombres d'Occitans le haïssent car il enseignait le Français et non pas la langue locale... Est-il nécessaire de rappeler qu'il n'y avait pas alors nécessité d'apprendre et d'écrire l'Occitan (la langue naturelle du manse) alors que la maîtrise du Français permettait de maintenir une défense des intérêts et un statut social face à l'Etat français justement. Derrière le désir d'instruction et la frugalité du personnage, on oubli toujours l'essentiel : ces maîtres d'écoles ne pouvaient exercer que parce qu'ils répondaient à une demande. La communauté du manse en mandatait un par souci d'éducation des enfants. Au delà du savoir empirique agro-pastoral, des réseaux de commerce, la culture du manse sait qu'elle ne peut survivre que par une éducation générale correcte. Cette éducation devra être assuré par un "spécialiste" (reconnaissable à ses plumes au chapeau) d'un autre manse car on sait que l'emploi d'une personne du manse pourra difficilement maintenir l'équité. Des habitudes se prennent (par exemple entre Ceillac et Vallouise, les villages protestants du Queyras et ceux de Fressinières), favorisant encore les échanges.

Dès que l'état impose un brevet d'étude obligatoire pour l'enseignement (vers 1830), ce n'est pas l'incompétence qui fera disparaître les maîtres locaux mais le choix de ne pas embrasser une carrière de fonctionnaire inapte à la saisonnalité montagnarde. Dès lors chaque petit village de France a son école publique, ce qui permettra une meilleure éducation populaire générale, y compris pour les filles. Néanmoins, pour le Briançonnais, il faudrait savoir si ces écoles n'ont pas eu malgré tout un revers de médaille. Outre l'interdiction d'y pratiquer la langue locale, la communauté du manse délègue à jamais le souci d'éducation de ses enfants. On perd également des liens que l'on possédait avec les manses d'origine des précepteurs. Les chiffres montrent que le légendaire attrait de la carrière éducative nationale par les gens du cru (dans la grande lignée des ancêtres précepteurs !) est faux. Bien vite d'ailleurs, les villages d'altitude seront la hantise des jeunes instituteurs nationaux qui généralement ne veulent y rester... Cette perte d'éducation ajoutée à la disparition des notables va commencer à peser sur le manse.

 
3 - Comme dans tout phénomène de migration définitive, le retour (de celui qui a réussi) est capital pour la transformation des mentalités. Dès la fin du XIXe siècle, les "millionnaires", les "Américains", reviennent au pays et inutile de dire qu'ils ne font plus partie de la réalité culturelle du manse. Ils rompent définitivement avec l'agriculture "physique" du territoire (alors qu'autrefois un notaire ou un juge pouvait cohabiter toute sa vie avec ses vaches...). Mieux, ils deviennent les premiers "résidents secondaires", affirmant leur réussite par la construction d'une maison citadine qui rompt avec celle du manse ! Ils n'auront de cesse de vanter les mérites de la ville où ils résident désormais au détriment des tâches campagnardes. On commence à avoir honte de la culture du manse.

Cependant, si le migrant revient c'est qu'il aime quand même son pays. Sa réussite le pousse à valoriser cet amour. Il se trouve que ce retour se fait en compagnie des premiers voyageurs venus voir les merveilles sauvages dénichées par les premiers anthropologues... Le migrant, sera alors flatté d'aménager sa maison en cabinet de curiosités. Une imagerie du beau, du pittoresque, du montagnard (c'est à dire une fausse interprétation du travail des anthropologues) va alors pousser le migrant à être le premier prometteur du tourisme. On encensera jamais assez le personnage d'avoir ainsi créé un modèle permettant la sauvegarde du pays. En fait, les conséquences culturelles sont tragiques.

Le migrant a beau parler patois et pratiquer la chasse, il n'est plus de la culture du manse. Il réinstaure ce que possédait les escartons, des différences de classe, mais l'équité sociale des syndics a disparu. La culture du migrant devient un culte de l'image, une affirmation ostentatoire voire violente, souvent c'est quasiment une religiosité de droite réactionnaire dont un pays comme le Queyras ne se remettra jamais. Sa chasse prédatrice, véritable appropriation du territoire, rompt littéralement avec la chasse-cueillette de la culture du manse.

Toutefois, le migrant, dont les intérêts commerciaux sont mondiaux, est victime de la décadence. Son système ne survit pas à la seconde guerre mondiale contrairement au manse des indigents. Malheureusement, il reste ses images dont ses descendants résidents secondaires et les sociétés de chasse sont les dignes héritiers. Pathétiques, les retraités migrants citadins des dernières générations (marseillais, lyonnais, gapençais...) se retrouvent désormais déracinés entre des villes et une montagne qui ont évolué sans eux. Il est facile de savoir où ils ont passé la majorité de leur vie en entendant leur accent. A leur mort, il n'est pas rare de voir leurs descendants s'entre-déchirer... Souvent, le vieux migrant se rattache au pays en étudiant la généalogie, l'histoire, le patois... espérant secrètement que son travail soit publié à titre posthume.

 
4 - Comme pour toutes les zones rurales de France, la première guerre mondiale fut tragique pour le Queyras. J'ai longtemps cru que la décadence culturelle découlait directement de ce fait. En réalité, même si cette guerre fut terrible pour la culture du manse, touchant ses hommes de plein fouet, elle parachève surtout les faits que nous venons de voir. Terrible fatalité qui ne gênera guère les affaires des migrants (avec même un grand essor lors des années folles), accentuera le jacobinisme français et verra disparaître les manses d'altitude où ne passe pas de route. Pourtant, la culture du manse a quand même survécu, la langue occitane aussi, à ce tragique épisode. Une analyse fine me fait penser que le drame se joue ailleurs. La guerre de 14 disloque la cellule familiale du manse et ce, souvent, à cause du rôle de certaines femmes.

Traditionnellement, la cellule familiale queyrassine est celle de la famille souche occitane. C'est à dire que la passation se fait de père à fils aîné, dans un univers assez machiste ou la condition féminine est peu enviable. On évoque toujours la nécessité de non morcellement du domaine pastoral pour assurer la survie, certes. La famille de la culture du manse assurait quand même une éducation à tous ses descendants et l'immigration saisonnière permettait de réduire les bouches à nourrir en hiver mais aussi d'avoir des bras en été. En agissant ainsi, la famille ne se limitait pas au seul fils aîné. C'est à dire que s'il ne se mariait pas, chaque membre de la famille pouvait rester à demeure aussi longtemps qu'il le souhaitait. Outre un manse peuplé, avec le temps on a parfois aussi l'opportunité de trouver l'âme soeur dans la maison ou le manse d'à côté. De plus, si l'héritier faillissait (même par incompétence), un autre membre de la famille prenait immédiatement la place. Ces pratiques expliquent peut-être l'extraordinaire survivance des familles à travers les siècles. La force et la survie du manse en dépendait.

Dès l'instauration des écoles publiques à la période qui nous intéresse, d'une fausse amélioration de la condition féminine qui masque difficilement un endoctrinement d'état, il était bien vu que la fille aînée des familles haut-alpines fasse de longues études. Devenir institutrice était alors une consécration. On imagine l'éducation nationaliste de ces demoiselles à l'époque de 14-18. Cela se traduisit localement par un culte du chef, représenté dans la famille du manse par le père et son héritier. Désormais le rôle éducatif des vieilles "tantes" à la "meinaa" fut suppléé par celui de la fille aînée. Là où autrefois on garantissait un tissu familial, une transmission du savoir, on créa une différence de classe entre l'héritier, la fille aînée, et les autres. C'est dès lors que les cadets ne sont plus conviés à partir l'hiver mais à partir pour toujours, dès leur majorité (l'exode est alors inéluctable). C'est l'époque où l'on commence à manquer de main d'oeuvre, où les familles avec peu d'enfants adoptent ceux de l'assistance, où les familles avec trop d'enfants en "placent" dans des "familles d'accueil". On imagine sans peine le mal être de gens qui dès leur plus tendre enfance s'entendent dire qu'ils devront au plus vite quitter le toit où ils sont nés. Les filles aînées (que l'on nomme dès lors souvent Marraine car elles deviennent souvent la marraine du fils du frère héritier) rejoignent ainsi les migrants dont elles partagent souvent les valeurs réactionnaires. Fréquemment d'ailleurs elles sont elles-mêmes migrantes pour pratiquer leur métier.

Ce sont toutes ces raisons qui vont peu à peu effriter la culture du manse.

- Perte des liens commerciaux et culturels inter-manses.

- Perte d'éducation adaptée.

- Classe dominante violente qui impose une imagerie culturelle.

- Destruction de la structure familiale.

Malgré tout, d'autres facteurs extérieurs et des observateurs avisés vont tour à tour continuer à induire une sauvegarde ou le déclin de cette culture.

Les tares briançonnaises profitent à l'homme providentiel :
Peu importe de savoir si les mentalités politiques du territoire oscillent vers la droite réactionnaire ou si les descendants des escartons, en bons commerçants, ne votent qu'en fonction de leur intérêts. Vers 1950, Wladimir Rabinowitch, le juge de Briançon, analyse la société briançonnaise, j'en retiens quelques tares héréditaires :

- Culte de la plainte envers les pouvoirs publics. Discours éternel sur l'aménagement du territoire pour le désenclavement.

- Désir d'un homme providentiel, d'un élu bien à soi, qui sera proche des pouvoirs parisiens pour aider le pays.

Très vite, il remarque aussi que la société briançonnaise se regroupe désormais en corporations qui n'ont que peu ou pas de passerelles entre elles et contribuent à isoler les individus au sein même de la société. Faut-il y voir une adaptation autre que celle du manse originel ? Quoiqu'il en soit, ces groupes (que j'aime à définir ainsi : artisans, commerçants, hôteliers, moniteurs de ski...) ne participent plus à l'aménagement commun d'un territoire de vie mais à la défense de leurs seuls intérêts économiques. Qu'un homme politique avisé débarque là au milieu et c'est bingo ! L'homme providentiel se voit élire en fanfare si lui aussi vilipende les charges, les impôts, les taxes, si lui aussi trouve des boucs émissaires, s'il promet de l'ordre et de l'argent ramené depuis Paris, des routes larges et du béton. Avec quelques adoucissements, la technique et les discours sont restés les mêmes en 2005. Il n'y a qu'à rentrer dans n'importe quel bistrot du territoire pour s'en persuader. Aux premiers spécimens, tel le légendaire Maurice Petsche qui arpentait le territoire à la recherche d'électeurs (et pour lui aussi un billet de 100 F ? non, 50 suffiront...), ont suivi d'autres cas qui, de gauche comme de droite, ont su flatter un électorat et en acheter un autre noyant peu à peu le pays dans un clientélisme subventionné stérile et censeur.


Le dernier sursaut de la culture du manse en Queyras, la zone témoin :
Là non plus, je ne vais pas faire l'historique du phénomène qu'on se plaît à évoquer comme lien entre escartons et parc naturel régional. Tentative désespérée d'amélioration de l'agriculture au sortir de la deuxième guerre mondiale (1952), qu'on voudrait voir fatalement stoppée par les calamiteuses inondations de 1957. La réalité sociale est bien pire...

Pourtant, grâce à des gens comme A. Deperraz, directeur des services agricoles, un programme ambitieux était lancé. Programme de modernisation agricole certes mais surtout de progrès social : eau, voirie, électricité, condition de la femme (garder les jeunes filles au pays...), activités complémentaires (gîtes touristiques...) dont certaines étaient déjà préconisées dès 1916 par l'anthropologue Hypolithe Müller (artisanat du bois...). Mieux, les acteurs du projet sont les hommes du manse eux-mêmes. On leur redonne espoir dans ce qu'ils sont et surtout, on les inscrit dans un mouvement global. Ainsi le CETALPES du Queyras fait partie des 1000 CETA (centre d'études techniques agricoles) de France. On va voir en Autriche, en Suisse "ces pays qui font rêver". Cette zone témoin prouve que là où d'autres avaient échoués (comme les migrants), la communauté du manse avait non seulement survécu mais elle était capable de s'adapter au monde moderne. Ce projet était viable car il s'inscrivait dans la continuité culturelle, il générait de la création et du progrès social. Alors pourquoi a-t-il échoué ? Que se cache-t-il derrière "l'Agonie du Haut-Queyras" comme le titrait alors un René Dumont ? Peut-on imputer aux seules inondations de 1957 la fin de cette idée ? Deperraz n'est pas dupe : " Il faut libérer les esprits, briser la coque durcie par des siècles de tradition " ; " Il faut surtout de la part des intéressés du courage, de l'énergie, de l'enthousiasme qui, jusqu'à ce jour, n'ont pas eu l'occasion de se révéler ". Je peux l'affirmer personnellement, l'enthousiasme y était. Il a cependant était victime, victime d'un tabou social qui à lui seul est responsable de la disparition de la culture du manse.

Pour la zone témoin du Queyras, les "siècles de tradition" dénoncés par Deperraz sont plutôt à recentrer dans les phénomènes de notre crise de 1870. Certains osent parfois des réponses plus audacieuses que les inondations de 1957 : la difficile concurrence entre catholiques et protestants au sortir d'après guerre. Cependant, paradoxalement, les deux communautés ont pu bénéficier d'initiatives protestantes justement comme dans le cas de la fabrique des Jouets du Queyras (autre exemple d'amélioration culturelle et économique du manse où, dès 1920, se mêlaient bien catholiques et protestants). Car, à l'instar de Brunissard possédant encore sa fière "tour du procureur", l'identification au manse lie pacifiquement les deux communautés religieuses présentes en son sein. Non, ce n'est pas tant la querelle religieuse qu'il faut dénoncer que celle d'attitudes hostiles face à l'entreprise, au projet, à la dynamique de création. C'est un antagonisme qui instaure alors pas tant une "guerre de religion", ou une "guerre culturelle des manses", qu'un refus brutal de l'épanouissement culturel d'un groupe, d'une famille, d'un individu... La fin de l'équité des syndics permet ici à une minorité antagoniste de censurer. Dès lors, il n'y a plus de transmission de savoir, uniquement de propriété, de "prérogatives"

La pluriactivité saisonnière au secours du manse :
Ayant échoué sur le domaine agricole, les esprits constructifs se tournent désormais vers le tourisme. Le migrant a montré l'exemple mais il faut tout refaire. D'ailleurs, les "stations villages" s'inscrivent dans la réalité du manse, pas dans le seul développement économique privé. Epoque bénie où l'hiver le paysan se change en perchman, ou l'on cause patois à la cabane des pistes, plein de rouge limé, reluquant les culs de parisiennes. Où un gars des Moulins d'Arvieux envoyé travaillé à Brunissard, à 6 km dans la même vallée, se retrouve en plein "manse étranger". Lors de ces seventies triomphantes, la télévision a déjà remplacé la veillée mais les hommes regardent encore le film ensemble au bistrot pour pouvoir le commenter. Que d'heures de collectes à jamais perdues ! J'ose à peine imaginer les commentaires salés occitanisés envers John Wayne, Bardot ou Mangano...

Les sociologues focalisent alors sur le saisonnier, un métier l'hiver, un métier l'été. On en oubli la réalité globale, la culture du manse annualisée. Car désormais le métier d'hiver n'est plus une fatalité, on ose même (grave erreur) vendre ses vaches et son pré. Les premières "autres" communautés (hyppies que l'on ne nomme pas encore néo-ruraux) convoitent aussi des manses abandonnés. C'est peut-être là que tout s'est joué. Pour la première fois, le Queyras réussissait une fusion entre deux populations... En fait, tous les individus se sont uniquement associés par intérêts. Le discours réactionnaire des migrants a cédé peu à peu la place à un discours de plus en plus écologie-positiviste mais le bilan culturel reste le même et l'OSTRACISME est de rigueur. Depuis les années 1970, il suffit juste de se poser la question : où est passé l'argent du tourisme ? Qu'est-ce qu'on a fait ? Des gens sont arrivés, la population a t-elle pour autant vraiment augmentée ?


Le Parc Naturel Régional du Queyras :
Quand le Parc Naturel Régional arrive en 1977, à l'initiative de Philippe Lamour, c'est pour enrayer encore l'exode rural et maintenir l'agriculture par les activités du tourisme et de l'artisanat. Seulement il est trop tard. Certes la culture du manse est encore présente, car représentée par la génération de la zone-témoin, mais l'économie est désormais tournée vers le tourisme. Ceux qui ont conservé une activité agricole, le font car ils ne peuvent pas concevoir leur vie sans. Le tourisme marche d'autant mieux que les visiteurs trouvent sur place ce qu'ils s'attendent à voir (même inconsciemment) : la culture du manse. On ne parle pas encore "d'authenticité".

Pourtant, dès lors, la dernière génération de la culture du manse va peu à peu disparaître et elle n'est pas remplacée. On évoque fréquemment le fait que la conservation de cette agriculture n'était pas rentable et trop contraignante. Là aussi, je peux le dire personnellement, la plupart des derniers détenteurs de la culture du manse auraient pu se séparer de leurs bêtes bien avant l'arrivée du Parc. Ils ne l'ont fait que lorsqu'ils ne pouvaient plus s'en occuper "physiquement". Personne n'a compris alors qu'il ne s'agissait pas d'une simple habitude traditionnelle, d'un simple "travail", mais bien d'un mode de vie culturel qui unissait les individus entre eux à un environnement. Même René Dumont qui présentait l'exode rural comme une chance pour le maintien de l'agriculture (on pouvait élargir son domaine) ne semble pas comprendre que la culture du manse ne s'inscrit pas dans la rentabilité. Etre seul sur sa propriété pour rentabiliser, ce n'est plus la culture du manse. Le manse c'est d'abord un village avec des maisons pleines.

On peut d'ailleurs aujourd'hui oser une relecture de l'agro-pastoralisme du Queyras. On évoque toujours le paradoxe entre peu de bêtes, à cause du stock de foin énorme pour l'hiver, et la nécessité d'un troupeau pour la survie. Cependant, on sait désormais qu'en déclarant leur métier, les Queyrassins mettaient souvent une profession non agricole : qui forgeron, qui menuisier, tisserand, maçon... On sait qu'en plus de savoir "tout faire" des individus se spécialisaient, c'était déjà la pluriactivité... Est-ce que certains pouvaient même se passer de troupeau ? N'y avait-il pas quand même assez de bois pour se chauffer ? Vivre avec deux vaches et un cochon, alors qu'on pouvait peut-être s'en passer, n'est-ce pas aussi inconsciemment la solution pour conserver le lien social et culturel du manse ?

Aujourd'hui l'agriculture du Queyras est vue comme simple mode économique qu'il faut aider, rentabiliser, subventionner. La plupart des derniers agriculteurs ont même arrêté la pluriactivité. En fait, les agriculteurs pratiquent désormais un métier comme un autre ; ils sont isolés au sein de leur corporation.

Le Parc arrive comme croque-mort. Il préserve le pays mais culturellement reste tout juste apte à récupérer le culte de l'image des migrants et l'ostracisme écologiste-positiviste. Désormais, il faut labelliser un territoire, promouvoir une simple image de marque. Le discours agricole, l'embellissement de l'histoire (escartons, zone témoin...), masque mal l'absence de réalisations et le choix d'une politique économique purement libérale. Pour ne regarder que l'agriculture (ne parlons même pas de la culture et surtout pas de la langue occitane) les projets pourraient s'étiqueter comme un petit inventaire à la Prévert : un pré de fruit rouge, un mètre carré de blé, un vieux moulin, un toit de four refait, même pas de brins de genepy pour la mega-distillerie... C'est déjà très bien mais on est loin de la culture du manse...

Cependant, rejeter le Parc serait suicidaire. Là où il n'a pas su créer, il a au moins permis de préserver ce qui restait. Rien que çà, c'est déjà inestimable...


Les organes culturels :
Créée vers l'an 2000, la Com Com (qui existait déjà en District) répond au nom évocateur d'Escarton du Queyras. Cette communauté de communes s'inscrit dans le vaste programme de ses soeurs régionales, nationales, européennes... Certains doutent de l'utilité de deux structures (parc et communauté). Je pense personnellement que là où il y a dualité (pas antagonisme), l'équité peut mieux être préservée. Malheureusement, là aussi, le terme "escarton" masque difficilement la perte de la culture du manse (d'ailleurs, à l'heure du Grand Territoire Viso, ne serait-il pas judicieux d'abandonner le terme "escarton" au profit de "communauté des manses" ?).

Culturellement d'ailleurs, peu importe qu'il s'agisse de la Com Com ou du Parc. Sous les deux structures prospère tout un organigramme touristique (associations, manifestations, offices et autres bureaux...) qui dicte seul les choix culturels du territoire...


Conclusion sur la culture du Manse
Désormais le Queyras entretient la seule culture de l'image. Il ne s'agit pas de lancer la pierre aux muséographies, au folklore, ni même aux choix affectifs qui auraient tord de ne pas exister. Mais peut-on décemment parler de continuité culturelle dans les seules activités liées au tourisme ?

On entretient maintenant une fausse image de la culture du manse comme simple produit financier. Le système s'est inversé. Là ou autrefois le tourisme servait à aider, il devient désormais la seule réalité. Mais il est basé sur du vide, du faux. Tous les liens dits culturels sont faits pour le tourisme, pas pour les gens du territoire. Certes des activités permettent aux gens d'ici de se rencontrer, de "répéter", donc "quelque chose" se passe et c'est déjà très bien mais c'est pour une réalité abstraite. Il n'y a plus de lien "physique" au territoire même si çà et là on continue une corvée, on arrose encore un pré... Là où des régions ont conservé de "vraies" fêtes populaires, des transhumances, des foires, le tourisme afflue. Et, il y a fort à parier, que s'il n'affluait pas, la tradition perdurerait quand même. Il faut d'abord vivre sa culture pour soi, pour son groupe, pas pour les autres (et c'est ainsi que paradoxalement les autres viennent !). Là où on fait l'inverse, c'est du chiqué, du parc d'attraction, qui tôt ou tard lasse ou alors génère uniquement une entreprise et son cortège d'inégalités...

La culture du manse disparaît quand les gens qui y vivent ne vivent plus pour eux mais deviennent individuellement dépendants (des touristes, des subventions...). Quand au lieu de faire cuire du pain pour eux, ils le font uniquement pour d'éventuels visiteurs... Quand ils se réfugient dans la collection de boites.

 Ainsi, le manse est devenu une boite, dans laquelle la maison traditionnelle est une boite, dans laquelle la chambre haute est une boite, dans laquelle le vieux coffre est une boite, dans lequel on a mis un vieil écritoire-boite contenant une cassette d'enregistrement sonore (une boite) sur laquelle un ancien de la culture du manse récite péniblement une comptine dans la langue du manse...

On ne peut plus d'ailleurs écouter ou éditer la comptine car les ayants droits de l'Ostracisme ont déposé des droits dessus. Même s'il reste des héritiers de la culture du manse, ils ne peuvent plus réciter la comptine qui fait maintenant partie du patrimoine de l'Ostracisme (ou alors ils doivent prouver qu'ils possèdent eux-mêmes un enregistrement original de la comptine !).

Ainsi, la cassette, l'écritoire, le coffre, la chambre, la maison, le manse deviennent LE produit de marché. Le tourisme seul peut décider et organiser, avec force agréments nécessaires et de nombreuses publicités, la grande VISITE DES BOITES.

Les seules instances touristiques décident alors qui pourra faire visiter les boites, qui pourra se déguiser, qui pourra accueillir les visiteurs pour les loger, les nourrir, les amuser, qui pourra reproduire de faux objets du manse pour les commercialiser. Le grand moment ultime, reste la visite de la dernière boite. Seuls de rares privilégiés, triés sur le volet, ayant payé très cher, peuvent voir... la cassette audio. Et on leur parle, à demi-mots susurrés dans la pénombre ouatée, de la comptine depuis longtemps oubliée...


Stéphane Simiand
(2004-2005)
http://www.alpinoc.com/